Simenon, Georges - La danseuse du Gai-Moulin Страница 13

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Simenon, Georges - La danseuse du Gai-Moulin

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Deux jeunes noceurs endettés – un bourgeois désaxé et le fils d'un employé – fréquentent à Liège « Le Gai-Moulin », une boîte de nuit où ils courtisent l'entraîneuse Adèle. A la fin d'une soirée qu'elle a passée, à une table voisine des jeunes gens, en compagnie d'un Levantin arrivé le jour même dans la ville, Delfosse et Chabot se laissent enfermer dans la cave de l'établissement afin de s'emparer de la recette. Dans l'obscurité, ils entr'aperçoivent ce qu'ils croient être un cadavre, celui du Levantin ; ils prennent la fuite. Le lendemain, émoi dans la presse : le corps d'Ephraïm Graphopoulos, le client de passage, est découvert à l'intérieur d'une manne d'osier abandonnée dans un jardin public. L'enquête aboutit rapidement à l'arrestation des deux jeunes gens. Mais il y a un troisième suspect : un autre client de passage, un Français, également présent au « Gai-Moulin » le soir du meurtre.


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— Qu’est-ce qui ne simplifie rien ?

— La démarche de Genaro.

— Avouez que c’est lui que vous considériez comme l’assassin…

— Pas plus lui qu’un des autres. Et sa démarche, au surplus, ne prouve rien. Tout au plus indiquerait-elle qu’il est très fort.

— Vous voulez rester en prison ?

Maigret jouait avec sa boîte d’allumettes. Il ne se hâtait pas de répondre. Et, quand il parla, il eut l’air de parler pour lui seul.

— Graphopoulos est venu à Liège pour tuer quelqu’un ou pour se faire tuer…

— Ce n’est pas prouvé !

Et Maigret, soudain, avec rage :

— Sales gosses !…

— De qui parlez-vous ?

— De ces gamins qui ont tout abîmé ! À moins…

— À moins ?…

— Rien du tout !

Et il se leva, rageur, arpenta le bureau où, à deux, à force de fumer des pipes, ils avaient rendu l’atmosphère irrespirable.

— Si le cadavre était resté dans la chambre d’hôtel et si l’on avait pu faire les constatations d’usage, peut-être aurait-on… commença M. Delvigne.

Maigret le regarda férocement.

En réalité, ils étaient d’aussi mauvaise humeur l’un que l’autre et leurs relations s’en ressentaient. Au moindre mot, ils étaient prêts à échanger des aménités et ils n’étaient pas loin de se rendre mutuellement responsables de l’échec de l’enquête.

— Vous n’avez pas de tabac ?

Maigret disait cela comme il eût prononcé : « Vous êtes un imbécile ! »

Et il prit la blague des mains de son collègue, bourra sa pipe.

— Hé ! là, ne la mettez pas en poche, s’il vous plaît…

Ce fut la détente. Il n’en fallait pas plus. Maigret regarda la blague, puis son interlocuteur à moustaches rousses, essaya en vain de retenir un sourire, haussa les épaules.

Et M. Delvigne sourit aussi. Ils se comprenaient. Ils ne gardaient un air bourru que pour la forme.

Le Belge fut le premier à questionner d’une voix radoucie, qui avouait son embarras :

— Qu’est-ce qu’on va faire ?

— Tout ce que je sais, c’est que Graphopoulos a été tué !

— Dans sa chambre d’hôtel !

C’était la dernière pique !

— Dans sa chambre d’hôtel, oui ! Que ce soit par Genaro, par Victor, par Adèle ou par un des gamins ! Ils n’ont ni l’un ni l’autre le moindre alibi. Genaro et Victor prétendent qu’ils se sont quittés au coin de la rue Haute-Sauvenière et que chacun est rentré chez soi. Adèle affirme qu’elle s’est couchée toute seule ! Chabot et Delfosse ont mangé des moules et des pommes de terre frites…

— Pendant que vous couriez les cabarets !

— Et que vous dormiez !

Le ton confinait maintenant à la plaisanterie.

— La seule indication, grommela Maigret, c’est que Graphopoulos s’est laissé enfermer au Gai-Moulin pour y voler quelque chose ou pour y tuer quelqu’un. Quand il a entendu du bruit, il a fait le mort sans se douter qu’il ferait le mort pour de bon une heure plus tard…

Des coups pressés furent frappés à la porte, qui s’ouvrit. Un inspecteur entra, annonça :

— C’est M. Chabot qui veut vous dire deux mots. Il demande s’il ne vous dérange pas…

Maigret et Delvigne se regardèrent.

— Faites entrer !

Le comptable était ému. Il ne savait comment tenir son chapeau melon et il hésita en voyant Maigret dans le bureau.

— Je m’excuse de…

— Vous avez quelque chose à me dire ?

Il tombait mal. Ce n’était pas l’heure des politesses.

— C’est-à-dire… Je vous demande pardon… Je voulais vous remercier vivement de…

— Votre fils est chez vous ?

— Il est rentré voilà une heure… Il m’a dit…

— Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

C’était à la fois saugrenu et pitoyable. M. Chabot cherchait une contenance. Il était plein de bonne volonté. Mais les questions brutales le désarçonnaient et il finissait par oublier le discours qu’il avait préparé.

Un pauvre discours émouvant, qui fut raté par la faute de l’ambiance.

— Il m’a dit… C’est-à-dire que je voulais vous remercier de la bonté que vous avez eue de… Au fond, ce n’est pas un mauvais garçon… Mais des fréquentations et une certaine faiblesse de caractère… Il a juré… Sa mère est au lit et c’est à son chevet que… Je vous promets, monsieur le commissaire, que désormais il ne… Il est innocent, n’est-ce pas ?…

La gorge du comptable s’étranglait. Mais il faisait un grand effort pour rester calme et digne.

— C’est mon fils unique et je voudrais… J’ai peut-être été trop faible…

— Beaucoup trop faible, oui !

M. Chabot perdit tout à fait contenance. Maigret détourna la tête, parce qu’il sentit que cet homme de quarante ans, aux épaules étriquées, aux moustaches frisées au petit fer, allait se mettre à pleurer.

— Je vous promets, à l’avenir…

Et, ne sachant plus que dire, il bégaya :

— Est-ce que vous croyez que je doive écrire au juge d’instruction pour le remercier ?

— Entendu ! Entendu ! grogna M. Delvigne en le poussant vers la porte. C’est une excellente idée !

Et il ramassa le chapeau melon qui était tombé par terre, le mit dans la main de son propriétaire, qui marcha longtemps à reculons.

— Le père Delfosse ne pensera pas à nous remercier, lui ! articula le commissaire Delvigne une fois la porte refermée. Il est vrai qu’il dîne toutes les semaines chez le gouverneur de la province et qu’il est à tu et à toi avec le procureur du roi… Allons !…

Cet « allons » était gros de lassitude et de dégoût, comme le geste par lequel il ramassa tous les papiers épars sur le bureau.

— Qu’est-ce que nous faisons ?

À cette heure, Adèle devait encore dormir, dans sa chambre en désordre, aux odeurs d’alcôve et de cuisine. Au Gai-Moulin, c’était le moment où Victor et Joseph allaient paresseusement de table en table, essuyant les marbres, frottant les glaces au blanc d’Espagne.

— Monsieur le commissaire… C’est le rédacteur de la Gazette de Liège à qui vous avez promis de…

— Qu’il attende !

Maigret était allé se rasseoir dans un coin, maussade.

— Ce qui est certain, affirma soudain M. Delvigne, c’est que Graphopoulos est mort !

— C’est une idée, riposta Maigret.

L’autre le regarda, croyant à de l’ironie.

Et Maigret poursuivit :

— Oui ! C’est encore ce qu’il y a de mieux à faire. Combien y a-t-il d’inspecteurs ici en ce moment ?

— Deux ou trois. Pourquoi ?

— Ce bureau ferme à clé ?

— Bien entendu !

— Je suppose que vous êtes plus sûr de vos inspecteurs que des gardiens de la prison ?

M. Delvigne ne comprenait toujours pas.

— Eh bien !… Donnez-moi votre revolver… N’ayez pas peur… Je vais tirer… Vous sortirez un peu plus tard et vous annoncerez que l’homme aux larges épaules s’est suicidé, ce qui constitue un aveu, et que l’enquête est close…

— Vous voulez ?…

— Attention… Je tire… Surtout, évitez qu’ensuite on vienne me déranger… On peut sortir au besoin par cette fenêtre ?…

— Qu’est-ce que vous voulez faire ?

— Une idée… Compris ?…

Et Maigret tira en l’air, après s’être assis dans un fauteuil, le dos à la porte. Il ne pensa même pas à retirer la pipe de sa bouche. Mais cela n’avait pas d’importance. Comme des gens accouraient des bureaux voisins, M. Delvigne s’interposa, murmura sans conviction :

— Ce n’est rien… L’assassin qui s’est tué… Il a fait des aveux…

Et il sortit, referma la porte à clé, cependant que Maigret se caressait les cheveux à rebrousse-poil d’un air aussi réjoui que possible.

— Adèle… Genaro… Victor… Delfosse et Chabot… récita-t-il comme une litanie.

Dans le grand bureau, le reporter de la Gazette de Liège prenait des notes.

— Vous dites qu’il a tout avoué ?… Et l’on n’a pas pu établir son identité ?… Parfait !… Je peux me servir de votre téléphone ?… Il y a l’édition de la Bourse dans une heure…

— Dites donc ! lançait de la porte un inspecteur triomphant. Les pipes sont arrivées !… Quand vous voudrez venir choisir les vôtres !…

Mais le commissaire Delvigne tiraillait ses moustaches sans enthousiasme.

— Tout à l’heure…

— Vous savez ! C’est encore deux francs moins cher que je le croyais.

— Vraiment ?

Et il trahit sa vraie préoccupation en grondant entre ses dents :

— Avec sa maffia !…

X

Deux hommes dans l’obscurité

— Vous êtes sûr de vos gens ?

— Personne, en tout cas, ne devinera qu’ils sont de la police, pour la bonne raison qu’ils n’en sont pas. Au bar du Gai-Moulin, j’ai placé mon beau-frère, qui habite Spa et qui est venu passer deux jours à Liège. C’est un commis des contributions qui surveille Adèle. Les autres sont bien cachés, ou bien camouflés…

La nuit était fraîche et une pluie fine rendait l’asphalte visqueux. Maigret avait boutonné jusqu’au col son lourd pardessus noir et un cache-nez était enroulé jusqu’à la moitié de son visage.

Au surplus, il ne se risquait pas en dehors de l’obscurité de la petite rue, d’où l’on apercevait au loin l’enseigne lumineuse du Gai-Moulin.

Le commissaire Delvigne, dont les journaux n’avaient pas eu à annoncer la mort, n’avait pas besoin de prendre tant de précautions. Il n’avait même pas de pardessus et, quand la pluie se mit à tomber, il grommela des doléances indistinctes.

La faction avait commencé à huit heures et demie, alors que les portes du cabaret n’étaient pas encore ouvertes. Successivement, on avait vu arriver Victor, bon premier, puis Joseph, puis le patron. Celui-ci avait allumé lui-même l’enseigne au moment où les musiciens débouchaient à leur tour de la rue du Pont-d’Avroy.

À neuf heures précises, on perçut la rumeur confuse du jazz et le petit chasseur prit sa faction à la porte, en comptant les sous qu’il avait dans les poches.

Quelques minutes plus tard, le beau-frère de Delvigne pénétrait dans l’établissement, bientôt suivi par l’employé des contributions.

Et le commissaire résumait ainsi la situation stratégique :

— Outre ces deux-ci et les deux agents postés dans la ruelle pour surveiller la seconde entrée, il y a quelqu’un à la porte d’Adèle, rue de la Régence, un homme à la porte des Delfosse et un autre à celle des Chabot. Enfin la chambre que Graphopoulos occupait à l’Hôtel Moderne est surveillée.

Maigret ne dit rien. L’idée était de lui. Les journaux avaient annoncé le suicide de l’assassin de Graphopoulos. Ils laissaient entendre que l’enquête était close et que l’affaire se réduisait à des proportions très quelconques.

— Maintenant, ou bien nous en finirons cette nuit, avait-il dit à son collègue, ou bien il n’y a pas de raisons pour qu’on ne patauge pas des mois.

Et il marchait, lent et lourd, de long en large, de large en long, en tirant de petites bouffées de sa pipe, en faisant le gros dos, ne répondant que par des grognements aux essais de conversation de son compagnon.

M. Delvigne, qui n’avait pas son flegme, éprouvait le besoin de parler, ne fût-ce que pour faire passer le temps.

— De quel côté croyez-vous qu’il se passera quelque chose ?

Mais l’autre se contentait de braquer sur lui un regard ahuri qui semblait dire : « À quoi cela vous avance-t-il de remuer tant d’air ? »

Il était un peu moins de dix heures quand Adèle arriva, suivie à distance par une silhouette qui était celle d’un homme de la Sûreté. Il passa près de son chef, lança au vol :

— Rien…

Et il continua à se promener dans les environs. On voyait au loin la rue du Pont-d’Avroy, brillamment éclairée, avec les tramways qui passaient toutes les trois minutes à peine et la foule qui défilait lentement, malgré la pluie.

C’est la promenade traditionnelle des Liégeois. Dans la grande artère, la foule : des familles, des jeunes filles se tenant par le bras, des bandes de jeunes gens dévisageant les passantes et quelques élégants marchant à pas lents, aussi raides que s’ils étaient vêtus d’or.

Dans les petites rues transversales, les cabarets plus ou moins louches, comme le Gai-Moulin. Collées aux murs, des ombres. Parfois une femme jaillissant de la lumière, pénétrant dans le noir, s’arrêtant pour attendre un suiveur.

Un bref conciliabule. Quelques pas vers un hôtel désigné par une boule lumineuse en verre dépoli.

— Vous avez vraiment de l’espoir ?

Maigret se contenta de hausser les épaules. Et son regard était si placide qu’il paraissait dénué d’intelligence.

— En tout cas, je ne crois pas qu’il prenne à Chabot la fantaisie de sortir ce soir. Surtout que sa mère est au lit !

Le commissaire Delvigne n’acceptait pas ce silence obstiné. Il regarda sa nouvelle pipe, qui n’était pas encore culottée.

— Au fait, rappelez-moi donc demain que je dois vous en donner une. Ainsi, vous aurez un souvenir de Liège…

Deux clients entraient au Gai-Moulin.

— Un tailleur de la rue Hors-Château et un garagiste ! annonça M. Delvigne. Des habitués, tous les deux ! Des noceurs, comme on dit ici…

Mais quelqu’un sortait et il fallait le regarder avec attention pour le reconnaître. C’était Victor, qui avait troqué ses vêtements de travail contre un complet et un pardessus de ville. Il marchait vite. Un inspecteur le prenait aussitôt en filature.

— Tiens ! Tiens !… sifflait le commissaire Delvigne.

Maigret poussa un grand soupir et lança à son compagnon un regard assassin. Est-ce que, vraiment, le Belge ne pouvait pas se taire pendant quelques minutes ?…

Maigret avait les mains enfoncées dans les poches. Et, sans avoir l’air de rien épier, son regard saisissait les moindres changements dans le décor.

Il fut le premier à apercevoir René Delfosse, avec son cou maigre, sa silhouette d’adolescent mal poussé, qui pénétrait dans la rue, hésitant, changeait deux fois de trottoir et fonçait enfin vers la porte du Gai-Moulin.

— Tiens ! Tiens ! répéta M. Delvigne.

— Oui !

— Que voulez-vous dire ?

— Rien !

Si Maigret ne voulait rien dire, il était si intéressé qu’il perdait un peu de son flegme. Il s’avançait, avec même quelque imprudence, car un bec de gaz permettait de distinguer vaguement le haut de son visage.

Cela ne dura pas longtemps. Delfosse resta à peine dix minutes dans le cabaret. Quand il sortit, il marchait vite et il se dirigea sans hésiter vers la rue du Pont-d’Avroy.

Quelques secondes plus tard, le beau-frère de Delvigne sortait à son tour, cherchait quelqu’un des yeux. Il fallut siffler légèrement pour l’appeler.

— Eh bien ?

— Delfosse s’est assis à la table de la danseuse…

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