Simenon, Georges - La tête dun homme Страница 2

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Simenon, Georges - La tête dun homme

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Quand une cloche, quelque part, sonna deux coups, le prisonnier était assis sur son lit et deux grandes mains noueuses étreignaient ses genoux repliés. L'espace d'une minute peut-être il resta immobile, comme en suspens, puis soudain, avec un soupir, il étendit ses membres, se dressa dans la cellule, énorme, dégingandé, la tête trop grosse, les bras trop longs, la poitrine creuse. Son visage n'exprimait rien, sinon l'hébétude, ou encore une indifférence inhumaine. Et pourtant, avant de se diriger vers la porte au judas fermé, il tendit le poing dans la direction d'un des murs.

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— Et personne ne lui avait adressé la parole ?

— Personne !

— Il n’avait jeté aucun billet dans une boîte aux lettres ?

— Je vous jure, patron ! Janvier suivait un trottoir, moi l’autre… On n’a pas perdu un seul de ses mouvements… Tenez ! Il s’est arrêté une seconde devant un étal où l’on vend des saucisses chaudes et des pommes frites… Il a hésité… Il est reparti, peut-être parce qu’il avait aperçu un agent en uniforme…

— Il ne t’a pas semblé qu’il cherchait une adresse quelconque ?

— Rien du tout ! On l’aurait plutôt pris pour un homme soûl qui va où Dieu le pousse… On a retrouvé la Seine place de la Concorde. Et alors, il s’est mis en tête de la suivre… Deux ou trois fois il s’est assis…

— Sur quoi ?

— Une fois sur le parapet de pierre… Une autre fois sur un banc… Je n’oserais pas le jurer, mais je pense que cette fois-ci il a pleuré… En tout cas il avait la tête dans les mains…

— Personne sur le banc ?

— Personne… On a encore marché… Imaginez le chemin, jusqu’aux Moulineaux !… De temps en temps il s’arrêtait pour regarder l’eau… Les remorqueurs ont commencé à circuler… Puis les ouvriers des usines ont envahi les rues… Il allait toujours, comme quelqu’un qui n’a pas la moindre idée de ce qu’il va faire…

— C’est tout ?

— A peu près… Attendez… C’est au pont Mirabeau qu’il a mis machinalement les mains dans ses poches et qu’il en a retiré un objet…

— Des coupures de dix francs…

— C’est ce que nous avons cru voir, Janvier et moi… Alors il a cherché quelque chose autour de lui… Sûrement un bistrot !… Mais, sur la rive droite, il n’y avait rien d’ouvert… Il a passé l’eau… Dans un petit bar plein de chauffeurs, il a bu un café et un verre de rhum…

— La Citanguette ?

— Pas encore ! Janvier et moi avions les jambes molles. Et nous ne pouvions rien boire pour nous réchauffer, nous !… Il est reparti… Il a fait des tours et des détours… Janvier, qui a noté toutes les rues, vous fera un rapport détaillé… Enfin on est revenus sur les quais, près d’une grande usine… Par là, c’est le désert…

Il y a quelques taillis et de l’herbe comme à la campagne, entre deux tas de vieux matériaux… Près d’une grue, des péniches sont amarrées… Elles sont peut-être vingt…

Quant à la Citanguette, c’est une auberge qu’on ne s’attend pas à trouver là… Un petit bistrot où on sert à manger… A droite, il y a un hangar, avec un piano mécanique, et un écriteau annonce : Bal le samedi et le dimanche.

L’homme a encore bu du café et du rhum. On lui a servi des saucisses, après l’avoir fait attendre longtemps… Il a parlé au patron et, après un quart d’heure, on les a vus disparaître tous les deux au premier étage…

Quand le patron est revenu, je suis entré. J’ai demandé à brûle-pourpoint s’il louait des chambres.

Il m’a demandé :

— Pourquoi ?… Il n’est pas en règle ?…

Un type qui doit être habitué à avoir affaire à la police. Ce n’était pas la peine de ruser. J’ai préféré lui faire peur. Je lui ai annoncé que s’il disait un mot à son client, sa boîte serait fermée…

Il ne le connaît pas… J’en suis sûr !… La spécialité de la maison, ce sont les mariniers et, sur le coup de midi, les ouvriers de l’usine voisine qui viennent prendre l’apéritif.

Il paraît que quand Heurtin est entré dans la chambre, il s’est jeté sur le lit sans même retirer ses souliers… Le patron lui en a fait l’observation et il les a lancés par terre, s’est endormi tout de suite…

— Janvier est resté là ? questionna Maigret.

— Il y est. On peut lui téléphoner, car la Citanguette a le téléphone, à cause des mariniers qui ont souvent besoin de se mettre en rapport avec les armateurs…

Le commissaire décrocha. Quelques instants plus tard, Janvier était à l’autre bout du fil.

— Allô ? Notre homme ?

— Dort…

— Aucun suspect à signaler ?

— Rien !… Calme plat… De l’escalier, on l’entend ronfler…

Maigret raccrocha, examina la menue personne de Dufour des pieds à la tête.

— Tu ne le lâcheras pas ? questionna-t-il.

L’inspecteur allait protester. Mais le commissaire lui mit la main sur l’épaule et poursuivit d’une voix plus grave :

— Ecoute, mon vieux !… Je sais que tu feras tout ton possible… Mais c’est ma place que je joue !… Et bien d’autres choses encore… D’autre part, je ne peux pas y aller moi-même, car l’animal me connaît…

— Je vous jure, commissaire…

— Ne jure pas !… Va !…

Et Maigret, d’un geste sec, rentra les divers documents dans la chemise de papier bulle, qu’il poussa dans un tiroir.

— Surtout, si tu as besoin d’hommes, n’hésite pas à les demander…

La photographie de Joseph Heurtin était restée sur le bureau et Maigret fixa un moment sa tête osseuse, aux oreilles décollées, aux longues lèvres sans couleur.

Trois médecins légistes avaient examiné l’homme. Deux avaient déclaré : « Intelligence médiocre. Responsabilité entière. »

Le troisième, cité par la défense, avait osé timidement : « Atavisme trouble. Responsabilité atténuée. »

Et Maigret, qui avait arrêté Joseph Heurtin, avait affirmé au chef de la police, au procureur de la République et au juge d’instruction :

— Ou il est fou, ou il est innocent !

Et il s’était fait fort de le prouver.

Dans le couloir, on entendait le pas de l’inspecteur Dufour qui s’éloignait en sautillant.

II

L’homme qui dort

Il était onze heures quand Maigret, après une brève entrevue avec le juge Coméliau, qui ne parvenait pas à se rassurer, arriva à Auteuil. Le temps était gris, le pavé sale, le ciel à ras des toits. Le long du quai que suivait le commissaire s’alignaient des immeubles cossus, tandis que, sur l’autre rive, c’était déjà un décor de banlieue : usines, terrains vagues, quais de déchargement encombrés de matériaux en piles.

Entre ces deux spectacles, la Seine, d’un gris de plomb, agitée par le va-et-vient des remorqueurs.

Il n’était pas difficile de repérer la Citanguette, même à distance, car la maison s’élevait, toute seule, au milieu d’un terrain où il traînait de tout : des tas de briques, de vieux châssis d’auto, du carton bitumé et même des rails de chemin de fer.

Une construction à un seul étage, peinte d’un vilain rouge, avec une terrasse formée de trois tables et le vélum traditionnel portant les mots : Vins - Casse-croûte.

On distinguait des débardeurs qui devaient décharger du ciment, car ils étaient blancs des pieds à la tête. Sur le seuil, en sortant, ils serrèrent la main d’un homme en tablier bleu, le patron du bistrot, puis se dirigèrent sans se presser vers une péniche amarrée au quai.

Maigret avait les traits las, l’œil terne, mais le fait qu’il venait de passer une nuit sans sommeil n’y était pour rien.

C’était son habitude de se laisser aller ainsi, de mollir chaque fois qu’après avoir poursuivi farouchement un but il avait enfin celui-ci à portée de la main.

Une sorte d’écœurement, contre lequel il ne réagissait pas.

Il avisa un hôtel, juste en face de la Citanguette, pénétra dans le bureau.

— Je voudrais une chambre donnant sur le quai.

— Au mois ?

Il haussa les épaules. Ce n’était pas le moment de le contrarier.

— Pour le temps qu’il me plaira ! Police judiciaire…

— Nous n’avons rien de libre.

— Bon ! Passez-moi votre registre…

— C’est-à-dire… Attendez !… Il faut que je téléphone au garçon d’étage pour m’assurer que le 18…

— Imbécile ! grogna Maigret entre ses dents.

On lui donna la chambre, bien entendu. L’hôtel était luxueux. Le garçon questionna :

— Il y a des bagages à faire prendre ?

— Rien du tout ! Apporte-moi seulement une paire de jumelles…

— Mais… Je ne sais pas si…

— Allons ! Va me chercher des jumelles où il te plaira…

Et il retira son pardessus en soupirant, ouvrit la fenêtre, bourra une pipe. Moins de cinq minutes plus tard, on lui apportait des jumelles de nacre.

— Ce sont celles de la gérante. Elle vous recommande de…

— Ça va !… Disparais !…

Déjà il connaissait la façade de la Citanguette dans ses moindres détails.

Une fenêtre de l’étage était ouverte. On apercevait un lit défait, avec un énorme édredon rouge posé en travers et des pantoufles de tapisserie sur une peau de mouton.

— La chambre du patron !

A côté, une autre fenêtre, fermée celle-ci. Puis une troisième qui était ouverte et dans le cadre de laquelle une grosse femme en camisole se coiffait.

— La patronne… ou la bonne…

En bas, le cafetier essuyait ses tables. A l’une d’elles, l’inspecteur Dufour était installé devant une chopine de vin rouge.

Les deux hommes parlaient, c’était évident.

Plus loin, au bord du quai de pierre, un jeune homme blond, vêtu d’un imperméable, coiffé d’une casquette grise, semblait surveiller le déchargement de la péniche de ciment.

C’était l’inspecteur Janvier, un des plus jeunes agents de la PJ.

Dans la chambre de Maigret, à la tête du lit, se trouvait un appareil téléphonique, dont le commissaire décrocha le récepteur.

— Allô ! Le bureau de l’hôtel ?

— Vous désirez quelque chose ?

— Demandez-moi au bout du fil le bistrot qui se trouve sur l’autre rive et qui s’appelle la Citanguette…

— Très bien ! fit une voix pincée.

Ce fut long. De sa fenêtre, Maigret vit enfin le patron lâcher son torchon et se diriger vers une porte. Puis la sonnerie résonna dans la chambre.

— Vous avez le numéro demandé…

— Allô ! La Citanguette ?… Veuillez appeler à l’appareil le consommateur qui se trouve dans votre établissement… Oui !… Pas d’erreur possible, puisqu’il n’y en a qu’un…

Et par la fenêtre il revit le patron ahuri s’adressant à Dufour, qui pénétra dans la cabine.

— C’est toi ?

— Vous, patron ?…

— Je suis en face, à l’hôtel que tu peux voir de ta place… Que fait notre homme ?…

— Il dort.

— Tu l’as vu ?

— Tout à l’heure, j’ai collé l’oreille à sa porte… J’ai entendu ronfler… Alors j’ai entrebâillé l’huis et je l’ai vu… Il est couché en chien de fusil, tout habillé…

— Tu es sûr que le patron ne l’a pas prévenu ?

— Il a trop peur de la police ! Il a déjà eu des ennuis, jadis. On l’a menacé de lui retirer sa patente. Alors, il file doux…

— Combien d’issues ?

— Deux… l’entrée principale et une porte qui donne dans une cour… D’où il est, Janvier surveille cette sortie…

— Personne n’est monté à l’étage ?

— Personne ! Et on ne peut y aller sans passer près de moi, car l’escalier est dans le bistrot même, derrière le comptoir…

— Ça va… Déjeune là-bas… Je te téléphonerai tout à l’heure !… Tâche d’avoir l’air d’un commis d’armateur…

Maigret raccrocha, traîna un fauteuil jusqu’à la fenêtre ouverte, eut froid et alla décrocher son pardessus, qu’il endossa.

— Terminé ? questionna la téléphoniste de l’hôtel.

— Terminé, oui ! Vous me ferez monter de la bière. Et du tabac gris !…

— Nous n’avons pas de tabac.

— Eh bien ! Vous en enverrez chercher.

A trois heures de l’après-midi, il était toujours à la même place, les jumelles sur les genoux, un verre vide à portée de la main, et une forte odeur de pipe régnait dans la chambre, en dépit de la fenêtre ouverte.

Il avait laissé tomber par terre les journaux du matin qui annonçaient, selon le communiqué de la police : « Un condamné à mort s’évade de la Santé. »

Et Maigret continuait de temps à autre à hausser les épaules, à croiser et à décroiser les jambes. A trois heures et demie, on lui téléphona de la Citanguette.

— Du nouveau ? questionna-t-il.

— Non ! L’homme dort toujours…

— Alors ?

— C’est le Quai des Orfèvres qui m’appelle pour me demander où vous êtes. Il paraît que le juge d’instruction a besoin de vous parler tout de suite…

Cette fois, Maigret ne haussa pas les épaules mais lança un mot catégorique, raccrocha, appela la téléphoniste.

— Le Parquet, mademoiselle… Urgence…

Il savait si bien ce que M. Coméliau allait lui dire !

— Allô ! C’est vous, commissaire ?… Enfin !… Personne ne pouvait me dire où vous étiez… Mais, au quai des Orfèvres, on m’a appris que vous aviez posté des agents à la Citanguette… J’ai fait téléphoner là-bas…

— Qu’y a-t-il ?

— D’abord, est-ce que vous avez du nouveau ?

— Absolument rien ! L’homme dort…

— Vous en êtes sûr ?… Il ne s’est pas échappé ?…

— En exagérant un tout petit peu, je vous dirais qu’à l’instant même je le vois dormir…

— Vous savez que je commence à regretter de…

— De m’avoir écouté ? Mais puisque le garde des sceaux lui-même est d’accord !…

— Attendez !… Les journaux du matin ont publié votre communiqué…

— J’ai vu…

— Vous avez lu aussi les journaux de midi ?… Non ?… Tâchez de vous procurer le Sifflet… Je sais bien que c’est une feuille de chantage… Mais quand même !… Restez un moment à l’appareil… Allô !… Vous êtes là ?… Je lis… C’est un écho du Sifflet, intitulé « Raison d’Etat »… Vous m’entendez, Maigret ?… Voici…

Les journaux de ce matin publient un communiqué semi-officiel annonçant que Joseph Heurtin, condamné à mort par la Cour d’assises de la Seine et détenu à la Santé, au quartier de la grande surveillance, s’est évadé dans des circonstances inexplicables.

Nous pouvons ajouter que ces circonstances ne sont pas inexplicables pour tout le monde.

En effet, Joseph Heurtin ne s’est pas évadé, mais on l’a obligé à s’évader. Et ce, à la veille de l’exécution prévue.

Il nous est encore impossible de donner des détails sur l’odieuse comédie qui s’est jouée cette nuit à la Santé, mais nous affirmons que c’est la police elle-même, d’accord avec les autorités judiciaires, qui a présidé au simulacre d’évasion.

Joseph Heurtin le sait-il ?

Sinon, nous ne trouvons pas de mots pour qualifier cette opération presque unique dans les annales criminelles.

Maigret avait écouté jusqu’au bout sans un tressaillement. La voix du juge, à l’autre bout du fil, devint moins ferme.

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