Simenon, Georges - Un crime en Hollande Страница 4

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Simenon, Georges - Un crime en Hollande

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Quand Maigret arriva à Delfzijl, une après-midi de mai, il n'avait sur l'affaire qui l'appelait dans cette petite ville plantée à l'extrême nord de la Hollande que des notions élémentaires. Un certain Jean Duclos, professeur à l'université de Nancy, faisait une tournée de conférences dans les pays du Nord. A Delfzijl, il était l'hôte d'un professeur à l'Ecole navale, M. Popinga. Or, M. Popinga était assassiné et, si l'on n'accusait pas formellement le professeur français, on le priait néanmoins de ne pas quitter la ville et de se tenir à la disposition des autorités néerlandaises. C'était tout, ou à peu près. Jean Duclos avait alerté l'université de Nancy, qui avait obtenu qu'un membre de la Police Judiciaire fût envoyé en mission à Delfzijl. La tâche incombait à Maigret. Tâche plus officieuse qu'officielle et qu'il avait rendue moins officielle encore en omettant d'avertir ses collègues hollandais de son arrivée. Par les soins de Jean Duclos, il avait reçu un rapport assez confus, suivi d'une liste des noms de ceux qui étaient mêlés de près ou de loin à cette histoire. Ce fut cette liste qu'il consulta un peu avant d'arriver en gare de Delfzijl.

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Dès lors, Maigret ne cessa de sentir sur lui ce regard où il n’y avait pas d’ostentation ni de défi : un regard calme et pourtant soucieux, un regard qui mesurait, qui appréciait, qui calculait.

Le commissaire était sorti le premier du bureau de police, après avoir pris rendez-vous avec l’inspecteur hollandais Pijpekamp.

Any était restée là-bas et elle ne tarda pas à passer, à pas pressés, sa serviette sous le bras, le corps un peu penché en avant, en femme qui ne s’intéresse pas au mouvement de la rue.

Ce n’est pas elle que Maigret regarda, mais le Baes, qui la suivit longtemps des yeux, et, le front plus ridé, se tourna ensuite vers Maigret.

Alors, sans trop savoir pourquoi, celui-ci s’avança vers le groupe, qui se tut. Deux visages se tournèrent de son côté avec un certain étonnement.

Il s’adressa à Oosting.

— Pardon ! Est-ce que vous comprenez le français ?

Le Baes ne broncha pas, parut réfléchir. Un maigre matelot, son voisin, expliqua :

— Frenchman !… French-politie !…

Ce fut peut-être une des minutes les plus étranges de la carrière de Maigret. Son interlocuteur, tourné un instant vers son bateau, parut hésiter.

C’était clair qu’il avait envie de dire au commissaire de monter avec lui à bord. On distinguait une petite cabine aux cloisons de chêne, avec la lampe à cardan, le compas.

Les autres attendaient. Il ouvrit la bouche.

Puis soudain il haussa les épaules avec l’air de conclure :

— C’est idiot !…

Ce n’est pas ce qu’il dit. Il prononça d’une voix enrouée qui sortait du larynx :

— Pas comprendre… Hollandsch… English…

On voyait la silhouette noire d’Any, avec son voile de deuil, qui franchissait le pont du canal avant de s’engager le long de l’Amsterdiep.

Le Baes surprit le regard que Maigret lançait à sa casquette neuve, mais il ne tressaillit pas. Ce fut plutôt une ombre de sourire qui erra sur ses lèvres.

A ce moment, le commissaire eût donné gros pour pouvoir causer avec cet homme, dans son langage, ne fût-ce que cinq minutes. Sa bonne volonté était telle qu’il bafouilla quelques syllabes anglaises, mais avec un tel accent que nul ne le comprit.

— Pas comprendre !… Personne comprendre ! répéta celui qui était déjà intervenu.

Alors ils reprirent leur conversation tandis que Maigret s’éloignait avec le sentiment confus qu’il venait de toucher au plus près du cœur de l’énigme et que, faute de compréhension mutuelle, il s’en écartait.

Il se retourna quelques minutes plus tard. Le groupe des rats de quai bavardait toujours dans le couchant et les derniers rayons du soleil rendaient plus pourpre la grosse face du Baes toujours tournée vers le policier.

Jusque-là, Maigret avait en quelque sorte tourné en rond autour du drame en gardant pour la fin la visite, toujours pénible, à une maison endeuillée.

Il y sonna. Il était un peu plus de six heures. Il n’avait pas pensé que c’est l’heure du repas du soir chez les Hollandais et, quand une petite bonne lui ouvrit la porte, il aperçut, dans la salle à manger, les deux femmes à table.

Elles se levèrent d’un même mouvement avec un empressement un peu raide de pensionnaires bien élevées.

Elles étaient tout en noir. Sur la table il y avait du thé, des tranches de pain coupées très minces et de la charcuterie. Malgré le crépuscule, la lampe n’était pas allumée, mais un poêle à gaz, à feu visible à travers les micas, luttait contre la pénombre.

Ce fut Any qui pensa tout de suite à tourner le commutateur électrique, tandis que la servante allait fermer les rideaux.

— Veuillez m’excuser… dit Maigret. Je suis d’autant plus confus de vous déranger que j’arrive à l’heure de votre repas…

Mme Popinga esquissa un geste gauche vers un fauteuil, regarda autour d’elle avec embarras, tandis que sa sœur se retirait aussi loin que possible dans la pièce.

C’était à peu près la même ambiance qu’à la ferme. Des meubles modernes, mais d’un modernisme très doux. Des tons feutrés, formant une harmonie distinguée et triste.

— Vous venez pour…

La lèvre inférieure de Mme Popinga se souleva, et elle dut porter son mouchoir à sa bouche pour arrêter un sanglot qui éclatait soudain. Any ne bougeait pas.

— Excusez-moi… Je reviendrai…

Elle fit signe que non. Elle s’efforçait de reprendre son sang-froid. Elle devait être de quelques années plus âgée que sa sœur. Elle était grande, beaucoup plus femme. Ses traits étaient réguliers, avec un soupçon de couperose aux joues, deux ou trois cheveux gris.

Et une distinction effacée dans toutes les attitudes ! Maigret se souvint qu’elle était fille d’un directeur d’école, qu’elle parlait couramment plusieurs langues, qu’elle était très instruite. Mais cela n’empêchait pas sa timidité, une timidité de bourgeoise de petite ville qu’un rien effarouche.

Il se souvint aussi qu’elle appartenait à la plus austère des sectes protestantes, qu’elle présidait les œuvres de charité de Delfzijl, les cercles intellectuels féminins…

Elle arrivait à se maîtriser. Elle regardait sa sœur comme pour lui demander son aide.

— Pardon !… Mais c’est incroyable, n’est-ce pas ?… Conrad !… Un homme que tout le monde aimait…

Son regard tomba sur un haut-parleur de TSF placé dans un coin et elle faillit fondre en larmes.

— C’était sa seule distraction… balbutia-t-elle. Et son canot, l’été, le soir, sur l’Amsterdiep… Il travaillait beaucoup… Qui a pu faire ça ?…

Et, comme Maigret ne disait rien, elle ajouta, plus rose, sur le ton qu’elle eût employé si on l’eût prise à partie :

— Je n’accuse personne… Je ne sais pas… Je ne veux pas croire, vous comprenez ?… C’est la police qui a pensé au professeur Duclos, parce qu’il est sorti avec le revolver à la main… Moi, je ne sais rien… C’est trop affreux !… Quelqu’un qui a tué Conrad !… Pourquoi ?… Pourquoi lui ?… Pas même pour voler ! Alors ?…

— Vous avez parlé à la police de ce que vous avez vu par la fenêtre.

Elle rougit encore. Elle se tenait debout, une main appuyée à la table servie.

— Je ne savais pas s’il fallait… Je pense que Beetje n’a rien fait… Seulement j’ai vu, par hasard… On m’a dit que les plus petits détails pouvaient servir à l’enquête… J’ai demandé conseil au pasteur… Il m’a dit de parler… Beetje est une brave fille… Vraiment, je ne vois pas qui !… Certainement quelqu’un qui devrait être dans un asile d’aliénés…

Elle ne cherchait pas ses mots. Son français était pur, nuancé d’un accent très léger.

— Any m’a appris que vous êtes venu de Paris… A cause de Conrad !… Est-ce qu’on peut croire cela ?…

Elle était plus calme. Sa sœur, toujours dans le même angle de la pièce, ne bougeait pas, et Maigret ne pouvait l’apercevoir qu’en partie par le truchement d’un miroir.

— Vous devez sans doute visiter la maison ?

Elle s’y résignait. Pourtant elle soupira :

— Voulez-vous aller avec… Any…

Une robe noire passa devant le commissaire. Il la suivit dans un escalier orné d’un tapis tout neuf. La maison, qui n’avait pas dix ans, était construite comme un bibelot, avec des matériaux légers, brique creuse et sapin. Mais les peintures qui recouvraient toutes les boiseries donnaient à l’ensemble de la fraîcheur.

La porte de la salle de bains fut ouverte la première. Le couvercle de bois se trouvait sur la baignoire, transformée ainsi en table à repasser. Maigret se pencha à la fenêtre, vit le hangar à vélos, le potager bien entretenu et, au-delà des champs, la ville de Delfzijl où peu de maisons avaient un étage et où aucune n’en avait deux.

Any attendait à la porte.

— Il paraît que vous poursuivez l’enquête de votre côté ! lui dit Maigret.

Elle tressaillit mais ne répondit pas, se hâta d’ouvrir la chambre du professeur Duclos.

Lit de cuivre. Garde-robe en pitchpin. Linoléum par terre.

— C’était la chambre de qui ?

Elle dut faire un effort pour articuler :

— De moi… quand je venais…

— Vous veniez souvent ?

— Oui… je…

C’était bien de la timidité. Les sons mouraient dans sa gorge. Son regard cherchait du secours.

— Alors, comme le professeur était ici, vous avez dormi dans le cabinet de travail de votre beau-frère ?…

Elle fit signe que oui, en ouvrit la porte. Une table était surchargée de livres, entre autres d’ouvrages nouveaux sur les compas giroscopiques et sur la commande des navires par ondes hertziennes. Des sextants. Au mur, des photos représentant Conrad Popinga en Asie, en Afrique, en tenue de premier-lieutenant ou de capitaine.

Une panoplie d’armes malaises. Des émaux japonais. Sur des tréteaux, quelques outils de précision et un compas démonté que Popinga devait avoir entrepris de réparer.

Un divan recouvert de reps bleu.

— La chambre de votre sœur ?…

— A côté…

Le cabinet de travail communiquait à la fois avec la chambre du professeur et avec celle des Popinga, aménagée avec plus de recherche. Une lampe d’albâtre à la tête du lit. Un assez beau tapis persan. Des meubles en bois des îles.

— Vous étiez dans le cabinet de travail… dit rêveusement Maigret.

Signe affirmatif.

— Donc, vous ne pouviez en sortir sans passer par la chambre du professeur ou par celle de votre sœur ?

Nouveau signe.

— Or le professeur était chez lui. Votre sœur aussi…

Elle écarquilla les yeux, ouvrit la bouche sous le coup d’une stupeur inouïe.

— Vous croyez ?…

Il grommela, en arpentant les trois pièces :

— Je ne crois rien ! Je cherche ! J’élimine ! Et, jusqu’ici, vous êtes la seule qui puissiez être logiquement éliminée, à moins de croire à la complicité de Duclos ou de Mme Popinga…

— Vous… vous…

Mais il poursuivit pour lui-même :

— Duclos a pu tirer, soit de sa chambre, soit de la salle de bains, c’est évident !… Mme Popinga aurait pu, elle, pénétrer dans la salle de bains… Mais le professeur, qui y est entré tout de suite après le coup de feu, ne l’y a pas vue… Au contraire ! Il l’a vue qui sortait de chez elle quelques secondes plus tard…

Ne perdait-elle pas un peu de sa timidité ? L’étudiante reprenait le dessus sur la jeune fille, comme par le fait de cet exposé technique.

— On a pu tirer d’en bas… dit-elle, le regard plus pointu, son maigre corps tout raidi. Le docteur dit…

— N’empêche que le revolver qui a tué votre beau-frère est bien celui que Duclos avait à la main… A moins que l’assassin ne l’ait lancé au premier étage, par la fenêtre…

— Pourquoi non ?

— Evidemment ! Pourquoi non ?

Et il descendit sans l’attendre cet escalier qui semblait trop étroit pour lui et dont les marches craquaient sous son poids.

Il retrouva Mme Popinga debout dans le salon, à la même place, eût-on dit, que quand il l’avait quittée. Any le suivait.

— Cornélius venait souvent ici ?

— Presque tous les jours… Il ne prenait des leçons que trois fois par semaine, le mardi, le jeudi et le samedi… Mais il venait les autres jours… Ses parents habitent les Indes… Il y a un mois, il a appris que sa mère était morte, déjà enterrée quand il a reçu la lettre… Alors…

— Et Beetje Liewens ?

Il y eut une certaine gêne. Mme Popinga regarda Any. Any baissa les yeux.

— Elle venait…

— Souvent ?

— Oui…

— Vous l’invitiez ?

Cela devenait plus aigu, plus précis. Maigret sentait qu’il avançait, sinon dans la découverte de la vérité, du moins dans la pénétration de la vie de la maison.

— Non… oui…

— Je crois qu’elle n’a pas le même caractère que vous et que Mlle Any ?

— Elle est très jeune, n’est-ce pas ?… Son père était un ami de Conrad… Elle nous apportait des pommes, ou des framboises, ou de la crème…

— Elle n’était pas amoureuse de Cor ?

— Non !…

C’était catégorique.

— Vous ne l’aimiez pas beaucoup ?

— Pourquoi non ?… Elle venait… Elle riait… Elle parlait tout le temps… Comme un oiseau, vous comprenez ?…

— Vous connaissez Oosting ?

— Oui…

— Il était en relation avec votre mari ?

— L’an dernier, il a fait placer un moteur neuf sur son bateau… Alors, il a demandé conseil à Conrad… Conrad lui a fait les plans… Ils sont allés chasser le zeehond… comment dites-vous en français ?… Le chien… oui, le chien de mer, sur les bancs de sable…

Et soudain :

— Vous pensez que ?… La casquette, peut-être ?… C’est impossible… Oosting !…

Et elle gémit, à nouveau bouleversée :

— Oosting non plus !… Non ! personne !… Personne ne peut avoir tué Conrad… Vous ne l’avez pas connu… Il… il…

Elle détourna la tête, parce qu’elle pleurait. Maigret préféra se retirer. On ne lui tendit pas la main et il se contenta de s’incliner en grommelant des excuses.

Dehors, il fut surpris par la fraîcheur humide qui se dégageait du canal. Et, sur l’autre rive, non loin du chantier de réparation de bateaux, il aperçut le Baes en conversation avec un jeune élève de l’Ecole navale en uniforme.

Ils étaient debout tous les deux dans le crépuscule. Oosting semblait discourir avec énergie. Le jeune homme baissait la tête et l’on ne voyait que le pâle ovale de son visage.

Maigret compris que cela devait être Cornélius. Il en fut sûr quand il distingua un brassard noir sur la manche de drap bleu.

IV Les bois flottés de l’Amsterdiep

Ce ne fut pas une filature au sens strict du mot. A aucun moment Maigret n’eut en tout cas l’impression qu’il espionnait quelqu’un.

Il sortait de la maison des Popinga. Il faisait quelques pas. Il apercevait deux hommes de l’autre côté du canal, et il s’arrêtait carrément pour les observer. Il ne se cachait pas. Il était debout de toute sa taille au bord de l’eau, la pipe aux dents, mains dans les poches.

Mais c’est peut-être parce qu’il ne se cachait pas, parce que néanmoins les autres ne l’avaient pas vu et qu’ils poursuivaient leur entretien passionné, qu’il y eut dans cet instant-là quelque chose d’émouvant.

La rive du canal sur laquelle se tenaient les deux hommes était déserte. Un hangar se dressait au milieu d’un chantier où deux bateaux étaient à sec, étayés par des madriers. Des canots pourrissaient hors de l’eau.

Enfin, sur le canal même, les troncs d’arbres, qui ne laissaient voir qu’un mètre ou deux de la surface liquide et donnaient au paysage comme un parfum exotique.

C’était le soir. Une demi-obscurité régnait et pourtant l’air restait limpide, laissait aux couleurs toute leur pureté.

Le calme était si intense qu’il surprenait, et que le coassement d’une grenouille, dans une mare lointaine faisait sursauter.

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